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Wednesday 13 October 2010

Lefort, Robrieux, Semprun - Trois morts


Leurs écrits m’ont accompagné depuis 15 ou 20 ans. Pas de la même manière, ni avec la même application de ma part (de Lefort, je n’aurais lu qu’un livre (La complication, 1998), et quelques articles ou interviews, de Robrieux, quatre ou cinq, je ne sais plus (sa biographie de Maurice Thorez, et trois ou quatre tomes de son Histoire intérieure du Parti Communiste Français), et de Semprun, à peu près tout, de ses lettres à Debord dans la Correspondance de Champ Libre à tous ses textes pour L’encyclopédie des Nuisances, le fascicule puis la maison d’édition). Semprun est mort le 3 août dernier, Robrieux le 1er octobre et Lefort le 3 octobre.

Pourquoi ai-je envie de les réunir dans ce billet ? Parce que, chacun à leur façon, ils dessinent une histoire alternative de la gauche, et du XXème siècle ; et une certaine idée de la droiture dans le débat d’idées. Le premier dont j’ai entendu parler fut Robrieux. Je lus ses aventures à l’UEC en pleine déstalinisation dans le volume 1 de Génération, l’excitante (mais maspérisatrice) histoire de la génération 68 de Hamon et Rotman, dévorée à 15 ans l’année de sa sortie, en 1988 ; et je l’ai retrouvé cinq ans plus tard en lisant son Histoire intérieure du Parti Communiste Français, ce livre d’histoire en forme de roman-fleuve, épopée tragique, monstrueuse et fascinante de cette machine à broyer les héros et les intelligences que fut le communisme français. Et la lecture de son Thorez ne peut que vous laisser imaginer ce que Hollywood aurait pu faire de cette destinée (un mauvais film, probablement, comme tous les biopics, mais sur une histoire réellement extraordinaire).

Semprun, j’ai dû le découvrir dans le catalogue de Champ Libre. J’aimais le relire, tous les trois ou quatre ans lorsqu’il sortait le dernier chapitre de ses considérations désabusées sur l’époque, aux éditions de l’Encyclopédie des Nuisances. Il avait ce style géométrique du Debord stratège, général fataliste d’une armée fantôme en lutte contre l’évolution irrésistible du monde. Peut-être l’aimais-je davantage pour des raisons esthétiques que politiques, et peut-être avais-je tort. Mais une chose est sûre : l’imbécillité ambiante a beaucoup gagné de sa disparition.

Quant à Claude Lefort, j’ai croisé son nom en fouillant dans les à-côtés de l’histoire des situs, du côté de Socialisme ou Barbarie, cette aventure admirable et solitaire de l’époque où Aragon était le ministre des Lettres Françaises, et où l’antistalinisme de gauche vous condamnait à la mort sociale. Il était antitotalitaire comme Simon Leys l’était, et non comme les Glucksmann-Lévy prétendaient l’être ; sa pensée était subtile et vive, et autrement plus convaincante que celle d’un Furet sur la nature du phénomène stalinien : point « d’illusion » mais un pouvoir, que ses détenteurs exerçaient avec zèle. On trouve ici une longue interview qu’il donna au journal l’Anti-mythes, en 1975. C’est passionnant, et tout y est déjà (notamment son analyse très fine de l’inévitable bureaucratisation des militants professionnels).

3 comments:

  1. magnifique papier qui sent l'odeur de cuir mouillé de mes chaussures d'enfant (et les illusions déçues)

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  2. Oui, merci beaucoup pour ce bon papier qui fait partager un intérêt pour des aventures et des tentatives pratiques et intellectuelles dont le modernisme n'a pas d'égal ni de contrepartie, mais seulement, pour ainsi dire, un opposé (le néo-libéralisme).
    Dans le "Temps présent" de Lefort, ouvrage récemment publié qui rassemble ses textes de circonstance, on trouve une discussion avec une revue étudiante, "L'anti-mythe", datant de 1975, où Lefort retrace l'aventure de Socialisme et barbarie. Il y moque Debord, qui voulait mettre des affects partout, y compris en politique, ce à quoi Lefort répond que la politique ne peut ni doit être entièrement émotionnelle.
    Voici donc le programme et peut-être l'héritage intellectuel de Lefort, peut-être le plus grand penseur de gauche de l'après guerre, en France : être de gauche et ne pas céder uniquement aux affects.
    A mon avis, il est une alternative (partielle ?) aux emportements tikkouniens ou aux éructations psychédéliques, et bien sûr, il n'a pas tout dit sur tout.
    De Lefort, on peut retenir à mon avis :
    -l'existence d'une division sociale irréductible, par opposition aux fantasmes de communauté absolue
    -la nécessaire aventure sociale et historique par laquelle on découvre et apprend à connaître d'autres tropismes que les nôtres
    -la conception de la démocratie très claire et très puissante, qui prend acte de l'histoire du 20 e siècle, sans céder à la fascination qu'il ne peut qu'exercer sur une époque de nullité politique (exorcisme et conjuration du Alain Badiou politique) : la démocratie est un règime dans lequel le pouvoir n'est pas incarné, par différence avec le monarchisme, et toute tentative de réincarner le pouvoir, qui est un danger constitutif de la démocratie, risque de mener au totalitarisme.

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  3. (suite)
    Lefort permet de savoir où nous en sommes de cette expérience de la démocratie (qui est une expérience de l'indétermination, de l'ouverture de l'être que sa forme préserve), sans aller trop loin. Il est bien évident que Sarkozy a tenté de réincarner le pouvoir, ce que les journalistes politiques appellent en général "l'hyper-présidence" (le problème du terme, outre qu'il sonne mal, est certainement qu'il ne pointe pas le danger de sortir radicalement de la présidence, en son concept, un peu comme un hyper-marché est censé préserver le marché traditionnel ; l'hyper-président, ce serait seulement, et sans rupture, un président qui prend vraiment beaucoup de place). (A ma connaissance, Lefort ne critique pas le danger de personnalisation du pouvoir présent dans la constitution de la cinquième r).

    Lefort renoue avec ce qu'il y a de meilleur dans la tradition des Lumières : la lutte contre les préjugés. Il est étonnant à quel point, aujourd'hui, les personnes refusent l'exercice de découverte des richesses et profondeurs de la vie sociale, pour tirer un trait, faire la somme ou la soustraction, et départager les reçus et les exclus. Lefort, qui avait d'autres tâches, ne s'est pas attardé à s'expliquer cette raideur du temps présent (Adorno l'imputait directement au "capitalisme" : le surmoi productiviste écrase les possibilités pulsionnelles d'attachement). Lefort fait partie des gens qui pensent qu'il est urgent de renoncer au fantasme de totalisation, dans le savoir ou dans la vie sociale. Mais il permet, et c'est également précieux, de trouver enfin une bonne raison de garder ses nerfs. Il conseille d'apprendre à se déprendre de ses émotions, dès lors qu'on entre en société ou qu'on opine politiquement. Il permet de se calmer, d'y voir clair, de mettre de la pensée dans ce champ-là. Au fond, je me demande si Lefort n'est pas celui qui a réussi à introduire la psychanalyse des pulsions dans le champ politique : "Wo das ist, muss ich werden". Il met de la pensée dans la pulsion. C'est ce qui le sépare de Lyotard et de Debord, voire de Deleuze et Guattari. Il n'est pas si loin de Foucault, à cet égard. Il chante un autre air que la "passion du présent" de Badiou. Car la passion est aussi un mobile du crime politique au vingtième siècle (au moins autant que l'absence de passion !). C'est peut-être aussi ce qui le sépare de Castoriadis, qui était psy, d'un côté, et penseur politique de l'autre.

    Cette séparation d'avec Castoriadis reste mystérieuse. Car c'est une des questions que soulève l'histoire de la vie de Lefort : pourquoi a-t-il décidé de se retirer de toute aventure pratique, dès la fin de socialisme ou barbarisme ? Il avait rompu entièrement avec Marx, explique-t-il, dont il avait aperçu une importante faille (le problème de la division sociale). Mais il est évident que cette aventure-là fut utopique au sens où Lefort définit utopie : ce qui excède le réel, et non pas ce qui cherche à le totaliser. Organiser de simples discussions pour permettre aux ouvriers de faire état de leur expérience, etc. , sans diriger la discussion, etc. Le paradoxe de Lefort est qu'il est le meilleur analyste et défenseur de la forme politique "démocratie" et en même temps le meilleur critique de la forme-parti, sans qu'il ait pratiqué très longtemps la seule forme qui semble prendre le relai de la forme parti : la discussion relativement informelle. Il y a un penseur qui prolonge le travail de Lefort aujourd'hui, c'est un universitaire, voici la référence de son livre que pour ma part je n'ai pas encore eu le temps de lire, ça a l'air très bien :
    http://www.editionsducerf.fr/html/fiche/fichelivre.asp?n_liv_cerf=8329

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