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Thursday 26 May 2011

Didier Eribon, Retour à Reims, 2009

Je n’ai pas saisi tout de suite, à sa sortie il y a deux ans, que c’était là un des livres les plus grands qui ait été écrit en France/sur la France.
Jusqu’à avant-hier, je pensais qu’il s’agissait d’un roman (ce pourrait être aussi bien le titre d’un film), ou d’une petite biographie. C’est un immense livre de philosophie politique. Ou encore la seule façon de (bien) faire de la sociologie, en 2011. Eribon, prof à Amiens et à Berkeley, biographe de Foucault, meilleur intellectuel de ce coté-ci de l’Atlantique à avoir traité la question gay, n’a jamais été althusserien (il s’en explique formidablement bien, au deux tiers du livre), lui qui lui a toujours préféré/opposé Sartre. Pourtant, davantage qu’aux Mots, c’est à l’Avenir dure longtemps, l’incroyable autobiographie d’Althusser que l’on songe ici (la folie furieuse en moins). Althusser avait fait du récit de sa vie une construction psychanalytique. Quand Eribon fait de son retour à Reims, quelques jours après les obsèques de son père, auxquelles il n’a pas voulu assister, la coupe sociologique et intime d’une France, ouvrière (mère femme de ménage, père ouvrier puis agent de maîtrise, famille traditionnellement raciste et homophobe, votant autrefois PC, puis aujourd’hui pour le FN ou pour le représentant arrogant d’une bourgeoisie des affaires), d’où il est issu et contre laquelle il s’est constitué. Une classe sociale regardée pour une fois sans cette mythologie (rance) qui continue de l’accompagner (la dispute entre Ranciere et Eribon). Une classe ouvrière questionnée sous un jour qui n’est plus celui de règlement de compte ou de la fuite éperdue mais celui de sa résistance : comment arrive-t-on à résister à ses origines ? Qu’est-ce qui, de ces origines, résiste encore en nous ?
Classes, identités, trajectoires : Où à quel moment un garçon devient un sujet, son propre sujet, son propre minoritaire, en se coupant des habitus de son milieu, en les empêchant (et à quel prix) de jouer leur rôle - lequel consiste le 3/4 du temps à nous faire faire du surplace. Où quand tout pourrait tenir en une phrase de Sartre, dans son livre sur Genet : « L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous. » Le genre, c’est compliqué, a toujours eu l’habitude de nous dire Elisabeth...

Retour à Reims est le récit de ce « travail de soi sur soi ». Écrit dans une langue volontairement limpide - ce serait le contre-sens total de ce livre que de se montrer excluant dans son écriture, quand sa morale l’amène, au contraire, à regarder sa trajectoire de vie depuis l’instant où plus rien, y compris la famille, y compris la classe honnie, y compris le père haï, ne saurait être écarté. «Ce à quoi l’on a été arraché ou ce à quoi l’on a voulu s’arracher continue d’être partie intégrante de ce que l’on est.» Oui (ou hélas, oui).

Je ne suis pas à 100% certain de savoir situer Reims sur une carte de France, il m’a pourtant semblé que ce livre, à plusieurs reprises, me racontait : les mauvaises études dans les mauvaises facs, pour bien se rassurer de n’être jamais légitime en rien… et puis le temps impensable qu’il faut pour être capable un jour de prendre la parole, et pire la prendre « en toute légitimité ».
Qu’on se rassure : Retour à Reims fait le même poignant effet de miroir à tout le monde : à Bazooka, à Olivier, à Laurent, au jeune mec de la librairie qui me l’a vendu, mardi. Le hasard veut même qu’il parle aussi de la séquence politique dans laquelle nous venons d’être précipités (cf. le passage sur les femmes de chambre sur lesquelles les maîtres avaient usage d’exercer leurs abus de pouvoir). Tout cela parce qu’Eribon refuse l’assujettissement dans lequel l’époque nous enfermerait bien volontiers. Une fois encore, un des livres les plus importants de ces derniers mois, provoquant un attachement fou.


«On n’est jamais libre ou libéré. On s’émancipe plus ou moins du poids que l’ordre social et sa force assujettissante font peser sur tous et à chaque instant. Si la « honte est une « énergie transformatrice », selon la belle formule d’Eve Kosofsky Sedgwick, la transformation de soi ne s’opère jamais sans intégrer les traces du passé. (…) Par conséquent, on se reformule, on se recrée (comme une tâche à reprendre indéfiniment), mais on ne se formule pas, on ne se crée pas.» (p.229)

Didier Eribon, Retour à Reims, Librairie Arthème Fayard, 2009, réédition poche Flammarion, Champs essais, 2010, 248 pages.

ps: voir aussi le site personnel de Didier Eribon

Friday 6 May 2011

20 ans, Je hais les jeunes filles. Editions Rue Fromentin, 2011.

Avoir 20 ans dans les années 90 c’était lire 20 ans. Pour la première (et sans doute la dernière) fois de l’histoire de la presse féminine française, un journal ne nous mentait pas, ne nous promettait pas le bonheur éternel contre l’achat d’une paire de ballerines, mais nous disait frontalement que si l’on était petite, grosse et moche… et bien on allait en baver.

20 ans, dirigé sur une décennie (1993-2003) par une femme, Isabelle Chazot, était écrit principalement par des hommes à la plume acérée (Simon Liberati, Alain Soral - et oui… -, Laurent Bon, Diastème, Frédéric Chaleil…) qui avaient décidé d’appliquer une méthode bien à eux pour traiter nos problèmes d’acné et de cœur : celle du lance-flamme. Avec des articles cinglants, désespérés, d’un humour ravageur comme Je hais les jeunes filles, l’amour c’est l’enfer, que dire lorsqu’on n’a rien à dire ? La tyrannie du second degré, Le vice vaut-il d’être vécu etc. 20 ans nous a simplement appris à rire d’un destin forcément funeste (vieillir, mourir, épargner, vivre en société…) et à se méfier des faux-semblants comme des idées reçues. 20 ans ne nous prenait pas pour des connes et c’est pour cela qu’on le lisait au lieu de le feuilleter. Sous l’influence de Michel Clouscard (le capitalisme de la séduction) et de Michel Houellebecq (qui venait de publier Extension du domaine de la lutte), 20 ans était un mensuel unique, à la fois féministe et moraliste, contre la dictature de la mode, de la jeunesse et de la célébrité, revisitant le marxisme du point de vue de la poitrine de Pamela Anderson. Lire aujourd’hui cette anthologie du magazine, où la parole est donnée à ses créateurs comme à ses lectrices, nous replonge avec violence dans notre passé. Nous étions à la fac, nous lisions Proust et Infos du monde, nous découvrions la techno, la drogue et les garçons. Nous avions le pressentiment que l’avenir serait sans pitié et nous avons sans doute pleuré le jour où Kurt Cobain s'est flingué. Nos parents avaient eu 20 ans en 1968, nous avons eu 20 ans en 1994.


La Grâce

Eugène Mansfield et Yvon Marie-Saint

20 ans, mai 1994.


Fille de l’élégance et de la facilité, la Grâce ne se laisse pas facilement définir, même si tout le monde est d’accord pour la reconnaître. Telle l’auréole lumineuse qui nimbe le front des saints dans les peintures anciennes, elle est quasiment visible à l’œil nu. Généreux et souverains, les « grâcieux » règnent dans l’existence, sans violence et sans peine. Car la Grâce ne se gagne pas et ne s’achète pas non plus. Elle se donne au premier venu pour mieux se refuser aux gens sérieux qui la mériteraient par leur travail ou leur pouvoir d’achat. Madonna aura beau faire, s’efforcer, investir, aucun faiseur de clip ne lui donnera jamais l’évanescence de Marilyn dans Something’s Got to Give. Parce qu’elle ne s’obtient pas au mérite, ni à l’ancienneté, la Grâce est immorale et déplaît aux gens moraux. Un spécialiste, surnommé le « docteur de la Grâce », le théologien saint Augustin, a bien résumé le problème dans cette phrase célèbre : « Nous savons que la Grâce n’est pas donnée à tous les hommes. » Repise et commentée par le Hollandais Jansenius et par Pascal dans les Provinciales, cette phrase a été à l’origine de la dispute entre jésuites et jansénistes. Les jésuites préférant, comme Madonna, miser sur le salut par le travail.

Un cadeau du ciel donc. L’avoir de son côté facilite la vie quotidienne et rend supportables toutes les conditions. De caractère souvent nonchalant, le vrai gracieux va aux galères sans se salir. Il peut même se permettre de rater sa vie en beauté. L’échec est pénible à celui qui a quelque chose à se prouver.Qu’importe à l’enfant chéri des dieux de se retrouver serveuse dans une gargote à Istanbul, comme une princesse russe de Paul Morand, ou vendeuse de prêt-à-porter après avoir été star hollywoodienne comme Giene Tierney. Quand on naît gracieux, on n’est pas prétentieux. Et on a parfois ainsi raison de l’adversité, puisque c’est en faisant son petit boulot de bonne grâce que l’ex-héroïne de Laura rencontra son dernier mari : un milliardaire texan !

Chez nous – les banals-, elle s’envole et elle revient. Les jours avec, nous nous sentons irrésistibles. Les jours sans ressembleraient plutôt à des lendemains de cuite. Quel est donc cet anabolisant, inclassable dans un tableau médical, qui nous rend plus forts et nous fait passer sans efforts une barre qui demain peut être redeviendra inaccessible ? Mystère. Inutile de demander aux abonnés, car ce ne sont pas ceux qu’elle touche qui en parlent le mieux. Superstition, modestie, bêtise, ils font semblant de la trouver naturelle. Alors qu’elle est évidemment surnaturelle.


20 ans, Je hais les jeunes filles, 20 ans magazine, anthologie.Ouvrage coordoné par Marie Barbier Editions Rue Fromentin, 2011.

Sunday 1 May 2011

Miroslav Tichy, Catalogue ICP New York 1960-1995; Gerrit Petrus Fieret, Foto en Copyright vol.2, 1965-1975

Deux très grands, très troublants, érotomanes. Tout d'abord, Miroslav Tichy, archétype du clochard céleste, art brut superstar abrité dans une cabane insalubre en Moravie (mort-à-vie ?), fabriquant lui-même ses appareils photos à partir de conserves, ponçant ses lentilles avec de la cendre et du dentifrice, rodant dans Prague, inoffensif et tremblant : il passait ses après-midi à photographier des femmes, aperçues de loin dans la rue, suspendues au feu rouge, saisies au moment où elles prennent appuient sur leur jambe pour entrer, toute jupe retroussée, dans une voiture. Ou l’été, en bord de lac, en maillots de bain deux pièces. Femmes anonymes et inaccessibles, dégageant une aura sensuelle dont il avait décidé tout seul de se faire le capteur.
Tichy marchait sur ses œuvres, les laissait traient par terre dans sa cabane pue-la-pisse, taudis parsemé de tirages uniques prenant la poussière, la saleté. Il vivait avec ça : ces quelques centaines de clichés tirés sur du papier jauni pour seule rampe d’une existence de loque faisant le zigzag entre le caniveau et le sublime. Le même miracle artistique a été répété sur des années sans que personne n'en sache rien (jusqu'en 2004, quand Harald Szeemann exposa son incroyable découverte à Séville). On ne sait même plus s’il faut, devant cette ignorance, accuser la chape de plomb du communisme : il semblerait que Tichy se soit enfermé tout seul, enlisé volontaire dans son obsession, face à ces femmes devant lequel il se tenait à distance, apeuré : voyeur en même temps qu'innocent. Dans ses photos, la femme nage dans le flou - comme si elle n’avait jamais été qu’un mirage à coté duquel il lui était interdit de s’asseoir. Dans le catalogue publié par Steidl pour l’expo à l’ICP de New York en 2010,avec des textes de Nick Cave et Richard Prince!, catalogue mille fois supérieur dans ses tirages à celui publié par Beaubourg en 2008 (quelle ironie : se faire rattraper par le succès à 82 ans et mourir à 85 ans), on note que sur certains tirages, il repassait les silhouettes -les mollets, les haches- au crayon à papier. Caressant d’une mine ses petits fragments de paradis.

A découvrir de toute urgence, dans la même veine pauvre, brute, folle, Gerrit Petrus Fieret, surnommé par certains le Tichy Hollandais, parce que basé à La Haye. Parce que cloche, lui aussi, ou semi cloche. Parce qu’obsédé total. Et le même génie brut dès qu’il s’agit de prendre en photo le visage ou le corps d’une fille. La même négligence après, des taches de rouilles sur certaines images, des bords mangés par la lumière, ces centaines de clichés développés mais comment? dans quelle bassine? mélangés à quelle eau de vaisselle ? Entre 1965 et 1975, G.P. Fieret tamponnait systématiquement ses tirages de son copyright: GP Fieret PO BOX 117. Den Haag. Holland.– on voit bien que ce n’est pas la photo qui est ainsi assignée à son propriétaire, mais l’instant d’intense sensualité à partir duquel est née cette photographie. Cet instant là,avec cette fille là, lui appartient à lui et à lui seul : il nous en cède la reproduction. C’est tout le hors champ de cette pose qui est tamponné, territorialisé. Fieret, comme Tichy, est mort dix minutes avant la reconnaissance internationale. Jusque là, seuls quelques collectionneurs hollandais savaient, pour lui en avoir commandé, qu’il vivait du commerce de photos licencieuse. Est-ce pour cela que son œil voit moins flou que celui de Tichy ? Il est moins rongé par la panique. Il est plus entreprenant. Ses photos sont celles d’un type que la caméra protège, ou excuse. Il sait qu’il n’a pas la tête qui autorise à capturer ses filles là, sublimes, (quand lui faisait presque peur), mais il sait aussi que la photographie l'a quand même choisi pour héros, la grâce lui est tombée dessus - Quasimodo, collectionneur de beauté.


Gerrit Petrus Fierret, Foto en copyright volume 2, Uitgeverijvoenoot fotomuseum Den Haag,Hollande, 2010

Miroslav Tichy, International Center of Photographie, New York, Steild, 2010